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Intentions

 

 

Nous sommes en 36. Mais l’histoire que nous offre Naomi Wallace a peu à voir avec les congés payés ! Bien au contraire. Nous sommes quelque part aux Etats-Unis : le capitalisme triomphant, sans régulation ni entrave d’aucune sorte, a des ratés. C’est la Grande Dépression, Roosevelt a mis en œuvre le New Deal, mais n’enraye pas le chômage. Filant à toute vapeur, l’industrie laisse beaucoup de monde sur le bord de la route. Pas d’état providence ou d’ascenseur social dans le secteur... en tout cas pas pour les familles de Pace et Chance.

Passer le pont ???

PACE … si tu ne le fais pas ta vie passera exactement comme tu l’imagines : vite, sale et froide.

DALTON Hé. Après l’école je pourrais partir à l’université.

PACE Tu n’iras pas à l’université. Aucun de nous ne va aller à l’université.

DALTON J’ai les résultats pour. C’est M. Pearson qui l’a dit.

PACE Et qui va payer ? Regarde tes chaussures.

DALTON Quoi ?

PACE Tes chaussures. Si ta mère te met des chaussures comme ça, c’est pas demain que t’iras à l’université. (Temps) Allez viens. On monte regarder.

DALTON Si je ne peux pas aller à l’université, je partirai, c’est tout. PACE Certaines choses sont faites pour rester à leur place, mon grand. Tu en fais probablement partie.  


Naomi Wallace ne fait pas un cours d’histoire politique - qui ne serait pas sans lien avec notre histoire contemporaine cependant ! - elle crée des personnages, des histoires, des trajets sensibles.  
Elle dénonce - ou plutôt révèle - comment les vies sont abîmées, comment elles sont rongées par la mécanique du profit. Mais en profondeur, sans donner de leçon, dans un texte percutant et poétique à la fois.
C’est une virtuose de la croisée des temporalités. Tandis que les éléments de réalité témoignent au présent de la condition sociale, les ombres du passé rôdent comme des fantômes. Tandis que demain se rêve, le passé envahit la scène.  Il s’agit donc de mettre en scène en parallèle passé, présent et futur, sans que le spectateur s’y perde, de l’organiser, d’en jouer, comme dans un polar. En cela c’est une Å“uvre populaire véritable, lisible et complexe en même temps.  


On ne peut que saluer la pertinence de l’écriture, très anglo-saxonne avec son admirable efficacité dans l’exploration dramatique des problèmes politiques tout en convenant que la poésie règne en maître et se laisser aller à l’épaisseur des personnages et situations en ce qu’elles nous renvoient à nos interrogations les plus intimes. La poésie, le trouble secret généré par ceux que j’appellerais « les fantômes de Naomi », les ombres qu’elle invente mettent de la distance, font que nous sommes authentiquement touchés. Au plateau, à mon avis, cela fonctionne si les références à la fable sociale, presque réaliste, sont en toile de fond, avec, au premier plan, les individus, leurs peurs, leurs amours, leurs détresses, leurs envies de rire et de taper … Pour moi, il me faut jouer de leur dimension, de leur rapport aux images que je me propose d’emprunter au cinéma. En effet, tout ici tient à la force des mouvements des uns (Pace en particulier) - défi / désir de mort / pulsion de vie formidable - ou à l’immobilité des autres (le père de Dalton entre autres). Pour entrer avec elle et les acteurs dans ce jeu complexe, j’ai envie d’utiliser tout à la fois les images artisanales et traitées numériquement. Pour alimenter le travail, nous nous sommes plongés avec les artistes, dans un univers cinématographique en noir & blanc, celui qui avant la seconde guerre mondiale, se voulait réaliste, dénonciateur de l’horreur de la condition ouvrière, et nous semble maintenant complètement romancé. Il s’agissait de mettre les gens en avant, leur histoire, leurs amours, les injustices qu’ils subissaient. Héros des mondes du travail, ils avaient leur place en mode « plein écran », immenses et valeureux. Pace et Dalton, leurs parents et voisins, les héros de Naomi, sont grands et petits, perdus surtout. J’ai envie de jouer avec eux à cache-cache dans une forêt d’images et mesurer avec eux le présent à l’aune du passé – si lointain et si proche à la fois.


C’est néanmoins une histoire à raconter et ce n’est pas la moindre des qualités du texte que de tenir ce cap.

 

Anne COUREL

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